vendredi 25 juin 2010

Parties 1 & 2

« Messieurs, je vous remercie. »

Encore une dure journée de boulot qui s’achevait, pensa le Président. Cette réunion n’avait pas encore résolu tous les tenants et aboutissants du problème, mais on était en route vers un accord, il ne restait plus qu’à écrire le texte final de la réforme, en ménageant toutes les susceptibilités en cause. Comme d’habitude, son rôle de chef de la diplomatie mondiale avait surtout consisté à prélever en douceur un peu de l’argent de ceux qui en avaient en trop, pour le redistribuer assez équitablement, afin que ceux qui y perdaient aient l’impression d’avoir fait œuvre de charité envers une minorité défavorisée, contribuant ainsi à un idéal de monde meilleur.

Le Président ne put s’empêcher d’observer les personnes présentes. Les plus hautes sommités politiques et financières étaient là. Certains refermaient leurs dossiers débordants de paperasses imprimées et de notes manuscrites, d’autres ne travaillaient qu’avec leur ordinateur. Pourtant le Président n’arrivait pas à trouver de relation liant l’une ou l’autre des catégories. Dans chacune on trouvait des jeunes et des moins jeunes, des progressistes et des conservateurs, des représentants de populations aisées ou lésées.

Il songea à tout cela pendant que les différents membres remballaient leurs affaires et sortaient. Cela l’amusa de ne pas trouver de point commun entre les scribes et les informatocrates. Une fois tout le monde parti, il soupira, et se massa les yeux avec la paume des mains. Puis il pressa le bouton de l’interphone qui lui permettait de contacter sa très efficace secrétaire. Il lui demanda de lui rappeler son emploi du temps du lendemain et lui souhaita le bonsoir. Ce n’était qu’une fois après avoir eu connaissance en détail de sa future journée, que le Président s’autorisait à se détendre. Il se leva en poussant à nouveau un soupir, les sièges étaient trop confortables et donnaient envie de paresser. Il s’étira le dos et sortit de son bureau en éteignant la lumière derrière lui, ce qui faisait rire le personnel, auxquels il rétorquait que sa mère l’avait élevé ainsi et qu’elle devait sûrement le surveiller de là-haut. C’était bête, mais cela lui assurait un surcroît de sympathie de la part des « hommes de l’ombre » du Palais présidentiel. Mais après tout, il avait su séduire l’ensemble de la planète…

***

Le Président quitta le bâtiment de fonction, d’architecture occidentale classique, pour se diriger vers les appartements privés, d’inspiration extrême-orientale. En effet, il avait été plus ou moins admis que les constructions de pierre, béton, acier et verre, aux murs pleins, et aux salles rectangulaires reliées par des couloirs étroits, étaient propices au sérieux, à la solennité, et tous les édifices politiques ou publics suivaient ce modèle. Par contre, les gens trouvaient que leurs habitations devaient créer un climat de calme, de bien être, d’apaisement, et ceux qui pouvaient se le permettre ne juraient que par le zen et le feng-shui.

Le Président arriva au sas d’entrée qui était encadré par deux gardes en uniformes rutilants. « Bonsoir Tom…, Frankie…, belle soirée, … rien à signaler ? » demanda le Président, en ponctuant leurs noms d’un léger hochement de tête. Le Palais comptait une vingtaine de gardes au total et il s’était fait un devoir de les distinguer en sachant leurs prénoms. Toujours cette obsession de la séduction, mais c’était plus une seconde nature qu’un vil calcul.

— Belle soirée en effet, Monsieur. Rien à signaler, Monsieur.

— Eh ben parfait, parfait, continuez à ouvrir l’œil, bon courage et bonne nuit.

— Merci Monsieur, bonne nuit Monsieur.

Au début de son mandat, le Président s’était senti un peu bête à vouloir discuter avec les gardes, et il essayait de trouver chaque soir quelque chose de nouveau à dire. Ensuite, ils avaient établi le rituel qui venait de se dérouler, et il s’était d’abord senti encore plus bête à répéter toujours les mêmes mots. Maintenant cela faisait partie d’une routine que le moindre changement eût perturbée.

Avec une précision née de l’habitude, il s’identifia aux scanners digital et rétinien aussi vite qu’il aurait ouvert la porte avec une clef. Une voix féminine enregistrée — celle de son épouse, qui avait remplacé la voix par défaut — lui souhaita la bienvenue d’un ton cordial. La porte se déverrouilla, il la poussa et franchit le seuil.

Dans l’entrée, il vit les chaussures de sa femme et de son fils, qui étaient tous deux là à chaque fois qu’il rentrait. Il enleva les siennes, ôta aussi ses chaussettes qu’il fourra dedans et mit le tout dans le podomatic qui allait envoyer les chaussettes à la lingerie, qui allait rafraîchir l'intérieur et cirer l'extérieur des chaussures, et y déposer ensuite une paire de chaussettes propres. La coutume était de marcher pieds nus chez soi. C’était à la fois hygiénique car les pieds respiraient, le contact du tatami massait la voûte plantaire, et certains médecins affirmaient que cela démagnétisait des ondes accumulées.

Le Président fit coulisser la paroi en plastopapier qui menait au salon. Son fils Cyril s'y trouvait, assis sur le canapé le plus proche du mur-écran, où était projetée une mosaïque de chaînes en 3D, qu’il regardait de ses yeux myopes en alternance avec l’écran de l’ordinateur portable posé sur ses genoux.

— Salut fiston. Tu regardes la télé pour changer ?

Son fils ne répondit pas. (« Pas de réponse, tant pis », pensait le Président depuis plusieurs mois.) Entendait-il seulement ? Était-ce sa défense contre l’ironie de son père ? Il ne relevait même plus les yeux…

Le Président passa dans le salon de réception attenant, se dirigea vers le bar et se servit deux doigts de bourbon sec. Pendant qu’il sirotait son verre et que la chaleur bienfaisante de l’alcool se diffusait de son estomac vers l’ensemble de son corps, il laissa traîner son regard sur les antiques — en apparence — bibliothèques au coffrage en imitation chêne et aux décorations en merisier, sauf qu’elles étaient bien sûr en plastobois et contenaient des livres électroniques dont les textes, images et holovidéos tenaient dans la puce présente à l’intérieur des fines couvertures en plastique.

Vers la fin du XXIe siècle, quand toutes les informations furent stockées sur support numérique, les écologistes réussirent à faire adopter une loi contre l’utilisation des arbres pour le papier ou le bois. Presque toutes les matières modernes provenaient d’une panacée, d’un nouveau plastique, non pas dérivé du pétrole dont les réserves furent épuisées au milieu du XXIe siècle, mais au contraire issu de fibres de céréales : riz, maïs, soja, associées au bambou, et donc hautement écologique. Ainsi le plastobois des meubles et du sol avait l’aspect riche et chaleureux du vrai bois, mais présentait l’avantage d’être bien plus léger et résistant aux coups. Le plastopapier des parois d’habitations était esthétique comme le vrai papier, mais possédait les qualités d’un très bon isolant thermique et sonore.

Le Président alla nettoyer son verre dans la cuisine à côté. Il le rinça dans l'évier où il se lava aussi les mains, ce qui tapait sur les nerfs de son épouse qui ne comprenait pas pourquoi il refusait d'utiliser l'arbre à verres du bar ou celui de la cuisine, qui étaient conçus pour laver, sécher et servir de présentoir. Le Président lui répondait qu'il aimait faire ça à l'ancienne — même si la modernité avait du bon en ce qui concernait les robinets et distributeurs de savon liquide à capteurs optiques, remplaçant les vieux systèmes à vis et à poussoir, qu'il reconnaissait trouver pratiques, hygiéniques et « économologiques » — et qu'il faisait d'une pierre deux coups. Apparemment sa femme n’avait pas prévu de faire à manger, aussi fit-il réchauffer un plat instantané. Le sol de plastocéramique était agréable, facile à nettoyer, et ne gelait pas les pieds. Il prit une assiette en plastoporcelaine et alla se servir un verre d’eau à la fontaine en plastique ne cherchant pas à imiter autre chose (du « plastoplastique » comme il aimait à l’appeler).

Après avoir englouti son repas, il décida d’aller voir son épouse qui devait certainement peindre dans le grand salon comme elle faisait depuis un mois, une lubie qui revenait tous les 5 ans avec les changements de mode qu’imposait la société et desquels il se désolait que sa femme soit victime.

— Ah te voilà enfin ! Tu rentres tard. Regarde ce que j’ai fait !

— C’est très beau chérie.

— Attends, t’as même pas bien regardé.

— Hmm, oui, …, intéressant, …

— Alors tu trouves ça comment ?

— Très beau chérie.

— Ah, ça me fait plaisir.

— Et celui là, il se regarde dans quel sens au juste ?

— Ben comme ça, il est pas à l’envers.

— Ah oui, bien sûr.

— Tu aimes ? C’est un portrait de toi, mais expressionniste, pas figuratif.

— Aheum, oui, très ressemblant.

— Et ceux là ? Là j’ai fait un motif yin-yang, un peu démodé mais bon…

— Nan nan, c’est très beau chérie.

— Et là, des idéogrammes chinois, celui-ci veut dire ciel et celui-là feu.

— Très beau chérie.

— Et là, des caractères arabes, je crois que ça veut dire quelque chose de sacré…

— Très beau chérie.

— Et là, j’ai accouché d’un alligator.

— Très beau chérie.

— …

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien.

— Je vois bien que si !

— C’est pas grave, tu fais ce que tu peux mais je vois bien que je t’ennuie.

— Mais non, je trouve que ce que tu as fait est très beau, on va les accrocher.

Il embrassa le grand salon d’un regard circulaire. Une baie vitrée donnant sur un jardin traditionnel japonais occupait un pan de mur entier. La pièce contenait très peu de meubles, ce qui accentuait son impression de vastitude. Elsa avait choisi d’en faire son atelier de peinture. C’était le meilleur endroit de la maison pour cela, il était bien d’accord.

Cette pièce avait beau avoir l’air très millenium, on y trouvait de la technologie d’intérieur de haut niveau. Les vitres pouvaient s’opacifier, vues de l’extérieur pour préserver leur intimité sans avoir besoin de rideaux encombrants, ou de l’intérieur, ou des deux. Et on avait la possibilité dans ces derniers cas afficher ce qu’on voulait comme sur un mur-écran. Elsa holographiait ses tableaux à cet usage, mais on avait toute latitude pour télécharger quasiment une infinité de motifs. Le Président quant à lui appréciait de projeter un feu de cheminée virtuel pour se laisser doucement hypnotiser par la danse des flammes.

— Je vois que tu as remplacé les anciens fauteuils lignea par des cocoon

— Oui les grandes lignes épurées c’est démodé, ça n’allait plus.

— Mais ils avaient eux-mêmes remplacé des cocoon !

— Eh oui, la mode est cyclique.

— Ça ne serait pas alors plus simple de se cantonner à un style ?

— Ben non ! Tu peux pas comprendre. Tu as mangé ? Je suis fatiguée, allons nous coucher si tu veux bien.

— D’accord chérie, pour moi aussi la journée à été longue.

Peu de temps après, sa femme dormait avec de la musique tranquillisante diffusée par des écouteurs. Le Président, lui, regardait le ciel de lit où s'étalait la véritable voûte céleste nocturne. Il reconnut la petite et la grande Ourse, le « W » de Cassiopée, les 3 étoiles lumineuses alignées au centre d’un carré qui formaient Orion. Il y avait quelques années de çà, il avait offert à Cyril un livre sur les constellations et ils avaient scruté ensemble le firmament en essayant d’en identifier un maximum, mais ils n’y étaient jamais vraiment parvenus. En ce temps-là, entre son fils et lui régnait une assez bonne complicité. Il était alors encore un enfant adorable et aimant. Maintenant c’était un ado. Et maintenant, lui était le Président.

Il avait souvent entendu parler de la « solitude du chef », mais il se l’imaginait au milieu des subalternes sous ses ordres, pas au sein de sa famille. Dans le ciel, la lune était presque pleine. Cette nuit-là, le Président ne parvint pas à trouver le sommeil.