jeudi 2 décembre 2010

Partie 3

Il se mit à méditer sur la société, actuelle, passée, future… Personnellement, il aurait voulu naître autour de 2020, comme ça il aurait connu une enfance moins artificielle et il aurait vécu sa vie d’adulte dans ce qu’il considérait comme l’âge d’or de l’humanité, bien que les historiens se soient plutôt entendus pour dire que l’apogée fut atteint autour de 2100.

Il se rappela ses cours et aussi les reportages qu’il avait vus. En 2047 survint l’une des plus graves crises de l’humanité : le krach pétrolier. Il existait certes des prototypes de moteurs non thermiques — pour les voitures, et encore. Vérité inique : la raison profonde de la crise se révélait militaire. Comment faire rouler les tanks, et voler les avions, surtout ceux transportant ces derniers ?

Alors, un pourcentage important, dans les 70%, du budget militaire des différentes nations se vit octroyé à la recherche d’une nouvelle énergie. Ce fut l’effervescence, à croire qu’était survenue la troisième guerre mondiale et qu’il fallait assurer la survie de sa patrie. La recherche s’en trouva boostée comme lors d’une économie de guerre.

Et alors il se produisit sinon un petit miracle, au moins une grande révolution ! Les chercheurs s’unirent, et cela induisit une paix militaire mondiale, et en 9 ans à peine sortit des laboratoires un nouveau moteur à fission nucléaire des molécules d’eau. Puissant, propre, illimité, à coup sûr cela allait marquer le commencement d’une nouvelle ère de l’humanité.

Sans oublier le plastoc, fait à partir de fibres végétales et pouvant imiter plein de matériaux si on lui additionnait des adjuvants assez simples.

La société de cette époque prit son essor. On fabriqua des moteurs pour les moyens de transport certes, mais aussi des centrales, alimentant en électricité les besoins croissants de l’industrie et du domaine domestique. On construisit enfin des machines soulageant les métiers pénibles, puis remplaçant de plus en plus de travailleurs.

Parallèlement, le coût de la vie baissa. L’énergie à profusion devint presque gratuite et les rendements de l’agriculture et de l’industrie atteignirent des valeurs telles que l’offre dépassa la demande. Le monde ne connut plus de réelle pauvreté, plus de famine. Les pays émergents — le terme politiquement correct pour dire le tiers-monde, qui était déjà l’expression idoine pour parler des pays pauvres — connurent enfin le développement des autres pays. Leurs taux de natalité baissa, pareil pour la mortalité évidemment, l’explosion démographique qui était leur façon de lutter contre la misère fut contenue. Le monde se stabilisa, l’Organisation des Nations Unies évolua en un gouvernement global, d’abord fédéré, puis réellement unificateur.



À partir de 2081, année de naissance du Président, l’Homme ne fut plus obligé de travailler pour vivre. Cela bouleversa la société en profondeur, comme à leurs époques l’établissement des retraites, des congés payés ou encore de la sécurité sociale pour tous. Et même encore plus peut-être. Après tout, quand le travail était nécessaire à une vie décente, ceux qui n’en avaient pas figuraient dans une position précaire, avec la possibilité de se retrouver à la rue à moyen terme. Donc les gens acceptaient de mauvaise grâce ce qu’ils trouvaient ou pire ce qu’on daignait leur proposer, à tel point qu’un certain Marx avait dit que le capitalisme faisait du salariat rien d’autre que la nouvelle forme de l’esclavage. Il fallait l’exprimer car tout le monde trouvait cela naturel, comme au temps de la Grèce antique, où les esclaves considéraient leur situation comme allant de soi. À compter de 2081, l’abolition fut prononcée et célébrée dans la liesse. D’autant plus qu’avec le spectre du chômage, aggravé par son augmentation géométrique et par la paupérisation des sans-emploi, le bonheur des gens était gravement compromis. Et, en fait, on avait commencé par théoriser à propos de cette révolution économique en calculant que le financement des RSG, ou revenus de solidarité généraux, verrait son investissement compensé par la diminution du budget des « maladies du malheur » : soit une palette allant des antidépresseurs aux neuroleptiques en passant par les anxiolytiques et les psychotropes. En réalité, même le taux de rhumes fut concerné, et, avec un impact beaucoup plus important, jusqu’au nombre de cancers et d’accidents de la route.



Le travail n’étant plus obligatoire, tous ceux qui s’y mettent le font par envie. Et ce volontariat rendit, entre autres effets, les métiers où il faut collaborer en équipe moins contraignants car d’une part on pouvait choisir ses collègues — parmi ses amis le plus fréquemment — et d’autre part, la hiérarchie dans la chaîne de commandement, anciennement subie avec une mauvaise grâce accrûe par l’échelonnage des salaires, s’estompa graduellement, le travail prit une forme de sinécure. Les conditions de vie évoluèrent au point que la monnaie n’existait encore surtout que pour un usage virtuel, afin de comparer le coût de tel ou tel projet, mais les gens travaillaient gratuitement pour ce qui leur plaisait, et sinon il y avait les engins que les jeunes pouvaient utiliser librement au lieu d’aller en cours de sport l’après-midi, un amusement qui fonctionna pas mal de temps. Pour le reste, des gens qui se régalaient de leur ingéniosité, concevaient de nouvelles machines pour les tâches essentielles mais pénibles, en en retirant une reconnaissance dans des cercles fermés, juste un peu de gloire. Pour les métiers plus difficiles que la moyenne et souvent libéraux et solitaires, les gens s’entraidaient. Je fournis le pain de mon village/quartier, en échange le plombier et le technicien chauffagiste de mon village/quartier viennent gratuitement s’il y a une panne chez moi. Et puis, quand l’abolition fut décrétée, beaucoup de gens continuèrent le même métier, car ils y étaient attachés, tout simplement, et qu’il donnait un sens à leurs existences.

Grâce à l’engouement et à la générosité de la nombreuse population active, de grands progrès furent accomplis en sciences. Sciences théoriques car les vocations de chercheurs ne rencontraient plus les restrictions du numerus clausus. Et surtout sciences « pratiques », en particulier la médecine, l’agronomie, etc. L’espérance de vie s’allongea presque d’une année par an. De même, plus de limitations par l’audimat ou la solvabilité de la vente des supports médiatiques pour les artistes.

Les progrès scientifiques réalisés et la floraison des œuvres artistiques irradièrent la vie d’un bonheur qui, de proche en proche, s’infiltra partout, amenant une meilleure santé physique et mentale, moins de tensions et d’excès de toutes sortes, moins de suicides, d’accidents de la route, de cancers (dont la cause psychologique ne fut plus contestée), moins de criminalité, etc.



En 2098, date de l’élection du premier Président mondial, la devise de la planète : « Liberté, solidarité, communauté » avait tout son sens.



« Liberté » de vivre la vie qu’on veut, en travaillant ou pas entre autres, en faisant ce qu’il nous plaît, sans craindre la pauvreté ou la maladie. « Liberté » de trouver sa voie donc. « Liberté » d’être et de faire. « Liberté » d’avoir plus que de posséder — cette obsession du XXe siècle. Liberté de paraître ou d’aimer sans être jugé. En un mot : liberté de choisir. Et qui sait ? Le bonheur allait peut-être devenir possible à grande échelle.

« Liberté » enfin, qui, contrairement à ce qui fut exprimé pendant des millénaires de philosophie, ne fut plus autant limitée par la liberté d’autrui. En effet, si l’on veut, par exemple, écouter de la musique avec un volume élevé, pour ne pas gêner les voisins on peut certes faire usage d’un casque, mais alors on est restreint dans sa mobilité si on est rattaché à un fil, ou alors on a mal aux oreilles, ou encore on ne peut en profiter sous la douche. La vraie liberté est d’habiter un logement bien isolé phoniquement, tout simplement. Ainsi, ma liberté s’arrête là où commence l’absence de protection d’autrui, ce qu’on peut essayer de repousser pragmatiquement.

Le Président, diplômé en philosophie, vit se ruer les critiques et autres intellectuels sur son livre de jeunesse, un essai appelé « Liberté, principe du dérangement minimum », quand il fut rendu public qu’il allait briguer la Présidence. Texte où il expliquait cela très clairement par des exemples limpides. Un des cas d’école qu’il citait le plus est celui des automobilistes (en effet, malgré les livres et films de science-fiction du XXe siècle, il n’y avait pas de voitures volantes, on pouvait obtenir une licence d’hélicoptère mais il n’existait pas de routes dans le ciel et le trafic aérien fut jugulé car trop chaotique, la liberté, toujours la liberté…). Les grands axes se croisaient bien sûr en hauteur de façon à fluidifier le trafic, le problème n’existait que dans les rues intra urbaines avec des feux, des priorités, … Sa thèse était simple : encore et toujours l’Homme avait du bon et du mauvais en lui et les événements pouvaient pousser un être humain — voire toute une foule — vers des abîmes sans fond de bestialité stupide, crasse, absurde ; ou au contraire, mais avec un peu plus d’efforts et de sagesse, vers des cimes de beauté, d’intelligence, expressions de l’étincelle divine présente en chacun selon les religions majeures.

Ainsi, d’une façon en fait trop démagogique, le Président considérait l’exemple du conducteur de véhicule personnel pris dans un ralentissement sur la route le ramenant chez lui. Il s’énerve contre les autres qui causent ce bouchon, invisibles responsables, s’irrite du temps précieux perdu alors qu’une fois rentré il l’aurait gaspillé à se détendre souvent bêtement, peste contre le bruit, la chaleur en été, le froid en hiver, s’agace de la pollution de l’air qu’il respire, etc. Dans cet état, l’homme a tendance à se comporter égoïstement et à augmenter la gêne de tous. Engagé dans une file, il collera la voiture devant lui pour que ne se glissent pas de force ceux qui essaient de rejoindre l’axe principal, gagnant ainsi quelques mètres mais créant des encombrements énormes dans les rues affluentes. Pour ne pas se faire doubler par les petits malins qui zigzagueraient dans les espaces libres, il roule pare-chocs contre pare-chocs, obstruant les intersections que voudraient par exemple emprunter les conducteurs roulant dans l’autre sens et désirant tourner à gauche (si la conduite se fait à droite bien sûr). Et quand il n’y aura plus d’obstacle sur son chemin, il va accélérer au maximum puis freiner à fond entre deux feux, générant bruit, risques d’accident, pollution et consommation de carburant accentuées. Le parfait contre-exemple du principe du dérangement minimum qui serait adopté par un individu patient, calme, poli, et surtout empreint de sagesse. Le problème principal étant qu’il faudrait une majorité de personnes ayant ce comportement et que c’est moins naturel car cela nécessite une prédisposition au bien-être voire au bonheur. Tout comme le malheur, le bonheur est avant tout un état d’esprit, une façon d’accueillir les événements — bons ou mauvais — plus que leurs effets. Le malheur est un cercle vicieux, le bonheur un cercle vertueux, et tous deux sont hautement contagieux.

Néanmoins, le Président rapprochait sa théorie du principe du moindre effort comme loi de la Nature en physique, mais l’intelligence trop grande de l’Homme empêchait selon lui les actions de groupe, coordonnées, à cause de trop d’individualisme. L’Homme s’extasie de voir une escadrille de cinq avions faire de la voltige, ou de voir des militaires défiler au pas, ou de jouer à deux contre deux au bridge, et pourtant une nuée d’oiseaux à la cervelle grosse comme un pois chiche est capable de mouvements brusques et pourtant fluides d’une cinquantaine d’individus, et que dire du célèbre « regroupement pingouin », du sens de l’orientation des oiseaux migrateurs et des saumons, ou de l’art de la chasse des lionnes, … de quoi relativiser le génie humain.



« Solidarité et communauté », les deux autres idéaux de la devise planétaire, assez proches, avaient un véritable sens aux premiers temps qui suivirent la révolution du travail. En effet, celui-ci ne disparut pas bien que rendu non obligatoire et nombreux furent les gens qui continuèrent à exercer les métiers « intéressants » pour se donner une identité et cela permettait un échange, presque un retour au troc d’antan, mais pas une transaction démonétisée de marchandises, qui aurait constitué un facteur économique négatif, plutôt un partage de services, de rencontres et de relations.

Les gens s’entraidèrent donc, la misère semblait sur le point de disparaître de la surface d’une Terre où l’humanité, un peu par paresse, avait évacué de ses soucis la course au progrès scientifique, estimant que le niveau atteint par la technologie énergétique et de la communication suffisait. Avait-t-on besoin d’avions pouvant faire plusieurs fois le tour de la Terre en une heure, d’ordinateurs à la puissance multipliée par un milliard par rapport à ceux de la décennie passée, etc. Avait-t-on besoin de bombes pouvant faire exploser plusieurs fois le soleil, alors que leur utilité ne résidait plus que dans la capacité à repousser les risques de destruction massive provenant de la collision entre la planète et un de ces astéroïdes qui avait fait disparaître les dinosaures. Surtout qu’un tel événement n’était pas censé arriver avant une échéance de plusieurs siècles, d’après de savants calculs que tout un chacun maîtrisait à peu près, suite à l’engouement logique pour l’espace, l’univers, vers lequel se tournèrent un grand nombre de scientifiques et de gens simplement curieux…



De leur côté, les sciences dites humaines, une fois épurées du scientisme et désengorgées des apories vertigineuses qui y régnaient — et qui n’existaient que pour permettre aux professionnels d’avis différents de se livrer à des joutes sans fin —, ont avancé d’un pas de géant dans les domaines de la psychologie, de l’éducation, de la diplomatie sous toutes ses formes. Au point qu’on pensait être susceptible de s’adapter rapidement à la rencontre d’une nouvelle forme d’intelligence. En effet, la « meta-psychologie », une fois la sphère simple de l’homme complètement explorée, se mit à essayer de concevoir des formes imaginaires de pensée, une science jeune et évidemment bridée par ce que l’homme peut appréhender par son intellect mais espérant progresser avec le temps. Cela canalisa pas mal d’hommes sans foi qui aspiraient cependant à un peu de méta-physique rationnelle, car au sujet des religions « conventionnelles », presque tout avait été dit, même si de temps à autre, des hommes entreprenaient de réécrire dessus pour la forme, alimentant pour le plaisir uniquement, une littérature qui n’angoissait plus personne. Sur ces sujets et plein d’autres, autrefois brûlants, on voyait encore des débats animés, enflammés, mais c’était du théâtre, des affrontements pacifiques d’arguments, car c’était entendu, « du goût, des couleurs, des religions de chacun, on ne discute pas ». L’Homme pour ces questions était arrivé au consensus et avait les moyens techniques de réaliser les désirs de chacun, ainsi que d’assurer son confort et sa liberté. L’ordre semblait solidement en place et régnait sans être contraignant ou routinier et l’Homme put donc s’adonner pleinement au plaisir de vivre, à l’art, à la recherche de la beauté et de la vérité, s’abandonnant dans une ambiance de bonheur calme, luxueuse en couleurs et en fragrances, presque pastelle, à la limite du supportable.



La croissance, hélas, ne peut pas durer éternellement. Et pourtant, si ce mot est employé à tour de bras par tant d’hommes politiques et d’économistes, c’est que la stagnation précède à coup sûr le déclin.

Les hommes de la génération du Président étaient avides de savoir, de culture, de loisirs sophistiqués aussi, et généreux au travail, prodigues de leurs efforts et ravis d’aider leurs prochains. Alors que la génération suivante, qui avait toujours connu l’abolition du travail, n’aspirait à aucune véritable activité « supérieure ». Elle se contentait de consommation et de liberté. Pourquoi s’escrimer à apprendre des choses compliquées quand on peut passer son temps à améliorer son style au skate. Les gens s’enfermaient en compagnie d’écrans. Comme 100 ans auparavant. Les technologies de communication remplaçaient le contact humain, mais pas de krach en vue pour relancer l’envie de conquête inhérente à l’homme.

À leur création, les réseaux de communication permettaient de « parler » à de parfaits inconnus de tout et de n’importe quoi, sans la gêne ou la timidité du contact réel. On pouvait discuter à toute heure, même indue, et briser sa solitude grâce à d’autres insomniaques ou avec des gens sur un autre fuseau horaire. On bavardait avec plusieurs personnes ensemble ou en privé, mais on pouvait faire plusieurs privés et suivre plusieurs fils de discussion générale, et gérer le timing suivant ses autres activités. On commençait généralement d’abord en dialoguant par écrit, mais beaucoup de gens espéraient faire des rencontres, avec progressivement échange de photos puis conversations audio ou holovidéo. Mais sinon, même sans arrière-pensées, on tissait des liens.

Hélas, les réseaux se multiplièrent et devinrent de plus en plus spécialisés pour ne pas dire sectaires. La sélection se faisait par zone géographique, par âge, par centre d’intérêt. Sans cela c’était le chaos, mais de cette façon, cela perdait sa magie. Il faut dire aussi que tous les lieux généralistes furent pollués. Et les gens fuyaient les insultes dignes de cour de récréation, les débats toujours identiques (appelés « trolls »), et la simple bêtise.

Des millions de réseaux pour des milliards d’individus, des amis finalement seulement virtuels, jetables, interchangeables. Personne n’était important. Les individus étaient fourmi ou abeille dans la fourmilière ou la ruche humaine. Plus exactement, comme de moins en moins de monde travaillait, les individus n’étaient que goutte d’eau dans l’océan de l’humanité.

Après un temps relativement court, les réseaux fusionnèrent d’une façon qui surprit beaucoup de sociologues mais pas le Président qui se souvenait de l’antique formulation : « la limite extrême du capitalisme libéral est le communisme », les échanges entre personnes connurent un « repli familial », mais pas avec les plus proches, ou alors pas directement, toujours pas écrans interposés. Dans ces nouveaux réseaux sociaux, les gens étaient à la fois transparents jusqu’à l’exhibitionnisme et pourtant l’espionnage devint difficile à cause de la masse de données « parasites ».



Voilà le monde moderne, à l’époque où le Président se mit à la politique. Un monde froid, déshumanisé. Comment le simple cours des choses et le « progrès » avaient-ils pu mener à ça ? Comment lui pouvait faire pencher la balance des forces existantes ? Son expérience et sa sagesse réussiraient-ils à pallier cet état des choses ?

Dans cette société en perte de repères, la « petite » criminalité remonta en flèche et on craignait que la « grande » fasse de même. C’était toujours le cas lorsque l’Homme ne pouvait trouver de sens à donner à son éphémère existence sur ce caillou perdu dans l’Univers. Qui plus est, l’économie connut une recrudescence des inégalités entre les acharnés du travail, les fondateurs d’empire dynastique ; et les improductifs héréditaires. Le luxe redevenait quelque chose d’exclusivement limité à une certaine couche sociale, le Président travaillait actuellement sur des mesures pour empêcher que cela créât des dérives éthiques, et surtout bio-éthiques. Mais il en avait tellement marre de perdre autant de temps et d’énergie pour si peu de résultats concrets, qu’il préféra chasser cette pensée irritante pour le moment, cela remplissait ses journées, il n’avait pas envie que cela occupât ses nuits par-dessus le marché !

À ses débuts enthousiastes en politique, il pensait qu’il allait réussir à diffuser du bonheur grâce à la sagesse de ses préceptes philosophiques. Il avait commencé par des études scientifiques où il se montra brillant, mais il trouvait cela impersonnel, il aspirait à aider les gens, puis il avait découvert Alain — qui avait en plus connu le même parcours, d’abord scientifique —, et la philosophie, qu’il avait considérée au départ comme des débats peu élevés entre des systèmes basés sur une idée fixe particulière avec laquelle les auteurs célèbres avaient décidé de revoir tous les concepts maints fois rebattus, s’éclaira pour lui aussi, enfin, sous un jour nouveau : celui de la sagesse du bonheur — ou du bonheur de la sagesse ? — et de sa recherche, de sa quête, de sa soif.

Le bonheur : non pas un état mais un but à atteindre, une cible à viser, un objectif vers lequel tendre. Puis : un état d'esprit, une façon d'accueillir les événements plus que l'effet de ceux-ci, un cercle vertueux, contagieux. Et au début au moins : enivrant.



Il avait fait figure d’outsider à toutes les élections auxquelles il avait été candidat. Mais il les avait gagnées les unes après les autres. Maire de San Francisco, gouverneur de Californie, Président des U.S.A., Secrétaire d’État au Continent Américain et finalement Président mondial, battant Xing Liu, le Chinois qui partait favori.

Sa campagne avait été simple et c’était sans doute la raison de ses victoires. Dans son premier spot, on voyait d’abord, en noir et blanc, une famille classique. Le père rentre chez lui, va dans la chambre de son fils et celui-ci est collé devant son écran, ne regarde pas son père, ne lui fais pas la bise, on voit l’expression déçue du père et un message suit en grosses lettres rondes, amicales, blanches sur fond noir : « Love ? ». Puis une scène à table, la mère demande à l’enfant de manger, il croise les bras et secoue la tête puis part devant la télé, un message : « Freedom ? ». Ensuite, en couleurs, une famille en train de rire ensemble, mangeant devant la télé, avec le père qui tient la télécommande, un message : « Authority ? ».

Son deuxième spot était un peu plus complexe. On voyait une femme âgée, seule, qui écarquille ses yeux chaussés d’épaisses et archaïques lunettes devant la télé où un animateur parle encore plus vite, et en mangeant autant ses mots, qu’un vendeur à la criée. On la voit qui coupe son poste, qui sort de chez elle, se dirige vers l’ascenseur dans lequel elle entre et appuie sur les boutons à toute vitesse, il se bloque entre deux étages, elle appelle alors le service d’aide et dialogue en ayant la voix effrayée mais on se rend compte qu’elle sourit jusqu’aux oreilles. Le réparateur arrive, seule personne à être habilitée à ouvrir de sa clef spéciale le compartiment d’auto-réparation où il lui suffit d’appuyer sur un simple et unique gros bouton. Pendant ce temps, il rassure de ses paroles la pauvre vieille prisonnière, qui, une fois délivrée, insiste pour l’inviter à prendre un café tout en bavardant. Un message : « Sabotage ? ».

À la fin de ses deux spots, une musique savamment conçue pour s’enfoncer dans la cervelle aussi facilement qu’un couteau chauffé dans du beurre, et le slogan long : « We care of each others ». Sur ses affiches et ses tracts, son portrait sur fond de ciel où un avion laisse une traînée blanche dans laquelle on peut lire son slogan court : « Yes, we care ». Simple, propre, efficace, en un mot : américain.



Soudainement, il en eu marre de penser, de ressasser tout cela. De plus, il commençait à trouver incommodant la tiédeur des draps. Après un regard sur sa femme endormie, il s’assit sur le bord du lit, oscillant en jouant avec ses muscles des bras le temps de se décider à vraiment se lever. L’impulsion finit par arriver et il s’éloigna sans bruit du lit conjugal, songeant à quoi faire, où errer quelque temps, avant de retenter dormir, au moins un peu.

1 commentaire:

Unknown a dit…

Si seulement le monde pouvait tourner ainsi ... :-) z'aime bien !